Et si le remède à la corruption des juges burundais c’était le recours au peuple lui-même?

Et si le remède à la corruption des juges burundais c’était le recours au peuple lui-même?

Sur l’index de perception de la corruption de Transparency International, pour l’année 2022, sur 180 pays classés, le Burundi est le 17ème pays dont les secteurs publics sont les plus corrompus . Le Président de la République a récemment déclaré la guerre à la corruption judicaire lors de l’ouverture de l’année judicaire 2023-2024 . Et ce ne sont pas que des mots. Au cours de l’année 2023, plus de 20 magistrats des hautes juridictions burundaises ont été révoqués et poursuivis pour faits de corruption. Pourtant, les révélations de magistrats corrompus arrêtés continuent comme si de rien n’était. Est-ce à dire que le mal est incurable ?
Dans ce petit essai, nous allons examiner en quoi la corruption judicaire est plus dangereuse que les autres formes de corruption, comment l’organisation judicaire burundaise actuelle la favorise et comment l’instauration de jurys populaires pourrait, sinon nous débarrasser, au moins limiter les abus de l’emprise de ces vendeurs de l’avenir et de la liberté des citoyens.


I.    Pourquoi une justice corrompue est plus dangereuse que tout ce qui peut se concevoir


Dans une république où tous les citoyens sont égaux, le recours ultime pour toute personne lésée est la justice. Le magistrat est censé lire et interpréter la loi afin de rendre une justice équitable. Il y décide de la liberté, des biens et autrefois de la vie et de la mort de ses concitoyens. Lorsque la décision rendue devient définitive, les pouvoirs publics sont dans l’obligation de prêter main forte à son exécution.
La dure réalité est que peu importe que la décision soit juste ou injuste, conforme à la lettre de la loi ou tirée par les cheveux, la loi impose que l’exécution ait lieu et il n’y pas sujet de discussion. Si donc une des parties a corrompu le juge à son avantage, son adversaire perdra inéluctablement ses biens et/ou sa liberté et, ce qui est terrible, de façon définitive.
Si on compare cela à la corruption dans l’administration, une personne peut indûment acquérir un bien ou un service mais ceci reste sujet à une action en justice. Si la corruption de l’agent de l’administration a donné lieu à lésion d’une autre personne, celle-ci reste libre de recourir à la justice si elle le souhaite. Tout ce que j’essaie d’expliquer ici est qu’un juge corrompu est plus nocif envers la société que toute autre personne susceptible de recevoir de la corruption, parce que l’issue est définitive dans le cas d’un juge alors qu’elle n’est que temporaire dans tous les autres cas. Pour se faire une image, un agent de l’administration corrompu confisque temporairement ta liberté ou tes biens alors qu’un juge corrompu les vend purement et simplement.


II.    L’organisation judiciaire en cause


On se plaint de la corruption des juges mais rarement on se pose la question de savoir si les juges ne seraient pas portés à la corruption par les pouvoirs colossaux que la loi leur confère : décider de la liberté des citoyens, de leurs biens, de leur avenir. Comment sur terre des fonctionnaires nommés de façon presque aléatoire par les élus du peuple peuvent avoir de tels pouvoirs ? Et comment résisteraient-ils à la tentation de les vendre ? Il leur faudrait une force de caractère énorme que le lauréat lambda d’une faculté de droit ne pourrait nécessairement avoir. Le pouvoir corrompt, dit-on, et les juges burundais en ont énormément. Leur pouvoir de corruption est à la mesure de leurs responsabilités.
Être juge est bien plus qu’un simple métier. Les juges occupent une place importante dans le fonctionnement de l’État. Ils devraient être indépendants, c'est-à-dire libres de prendre leurs propres décisions et liés uniquement par la loi. Ils constituent l’épine dorsale d’un État de droit fonctionnel. Les juges corrompus représentent donc l’une des menaces les plus sérieuses, sinon la plus sérieuse pour un tel État. Les lois, et en particulier les lois anti-corruption, sont inefficaces si elles sont appliquées par des juges eux-mêmes corrompus.
La menace supplémentaire pour la liberté des citoyens burundais, c’est qu’en plus du pouvoir de dire le droit, le juge a aussi le pouvoir de démêler le vrai du faux, donc d’apprécier les faits et de décider qui a tort et qui a raison. Et c’est là le problème fondamental, puisqu’ainsi une personne non élue, inamovible en principe et non soumis à aucun contrôle démocratique, se trouve en possession d’un pouvoir terrible, celui d’agir à sa fantaisie sur les biens et la liberté de ses semblables.
Pourtant, il n’en a pas toujours été ainsi au Burundi. Avant la colonisation, les Bashingantahe rendaient la justice et bénéficiaient d’une aura qui encore aujourd’hui  se fait voir malgré les nombreux coups mortels portés sur l’institution par les envahisseurs allemands et surtout belges. La sélection d’un candidat Mushingantahe était basée avant tout sur sa probité et son intégrité et un long processus d’intégration par ses pairs. Il est même dit que lors de l’investiture d’un futur Mushingantahe, la contestation même venant d’un enfant suffisait pour interrompre la procédure . C’est dire combien la justice était prise au sérieux ces temps-là !
Malheureusement, ces garde-fous n’existent plus. Le système judiciaire imposé par l’envahisseur-colonisateur a balayé d’un revers de main les institutions judiciaires traditionnelles et la société en a été tellement ébranlée que certains ont parlé de « vide axiologique » . En général, au Burundi, le recrutement des magistrats n’est sujet qu’à quelques critères : un diplôme de droit et un éventuel concours d’entrée . Plus d’un conviendrait que cette barre est trop basse pour une personne qui sera un jour le juge du bien et du mal, du vrai et du faux et aura un mot à dire sur la liberté des citoyens. Il est curieux de remarquer que les avocats, pourtant destinés à s’occuper d’affaires privées de leurs clients, ont une bien plus haute barre puisqu’ils ont notamment une enquête de moralité pour leur admission au barreau.
L’inconvénient avec le système actuel de sélection des juges est que le juge burundais accomplit une double tache lorsqu’il est saisi d’une affaire : il doit déterminer qui a tort et qui a raison puis appliquer la loi en conséquence. La moralité et la probité y occupent donc une place considérable et il est insensé de penser qu’un simple diplôme de droit puisse pallier ce manque.
En peu de mots, le système judiciaire légué par la colonisation au Burundi, au lieu de nous faire avancer, nous a plutôt fait reculer de plusieurs siècles. Les problèmes de corruption et d’empiètements à l’indépendance des magistrats sont des nouveautés introduites par lui. Ce dernier permet à un corps de personnes non élues et à l’éthique douteuse d’exercer le plus terrible des pouvoirs d’un Etat, celui de juger. Comment donc pourrait-on, pour nous protéger d’un système propice à la corruption, sinon le changer, du moins l’améliorer et le rendre moins corruptible ? La réponse se trouve peut-être, à notre humble avis, dans l’institution du Jury populaire qui, dans certains pays, est considéré comme le synonyme de la Justice elle-même.


III.    Le jury populaire


Un jury est un groupe de citoyens ordinaires assermentés (appelés jurés) convoqués pour entendre des preuves et rendre un verdict impartial sur les faits d’une affaire qui leur est officiellement soumise par un tribunal, ou pour fixer une sanction ou un jugement. 
Les jurys sont tellement courants dans les juridictions de Common Law que, par exemple, le droit à un jury est garanti par la constitution des Etats-Unis aux citoyens américains et que les jurés rendent les verdicts en Angleterre depuis presque mille ans. Même la Belgique qui nous a légué l’essentiel de notre système judicaire actuel exige un jury populaire pour les « infractions les plus graves » .


a.    Le jury, instrument démocratique


Tout Etat démocratique est fondé sur le principe de la souveraineté du peuple. Que de simples citoyens choisis au hasard sur les listes électorales se voient confiés le pouvoir de prononcer des arrêts sur les faits d’un litige n’a donc rien de choquant et est même conforme à l’esprit démocratique. Tocqueville fait remarquer qu’au cours de l’histoire, des dirigeants autocratiques, voulant opprimer leurs peuples, ont soit détruit l’institution du jury soit l’ont énervé : « Les Tudors », écrit-il,  « envoyaient en prison les jurés qui ne voulaient pas condamner et Napoléon les faisaient choisir par ses agents  ». C’est qu’il devait y avoir dans l’institution du jury quelque chose de libre que ces tyrans détestaient.


b.    Le jury maintient la confiance dans le système judiciaire


En associant des citoyens ordinaires dans l’administration de la justice, le jury augmente la transparence et la redevabilité dans le système judiciaire, ce qui rend les décisions de justice plus légitimes.
En octobre 1968, Gary Duncan, un adolescent noir de la Louisiane, a été reconnu coupable d'avoir agressé un jeune blanc en lui donnant une claque au coude. Duncan a été condamné à 60 jours de prison et à une amende de 150 dollars américains. La demande de Duncan pour un procès devant un jury a été rejetée. L’affaire ayant été portée devant la Cour Suprême des Etats-Unis, celle-ci a jugé que fournir à un accusé un droit d’être jugé « par un jury formé de ses pairs lui donne une garantie inestimable contre les procureurs corrompus et trop zélés et contre les juges trop partiaux et excentriques » .
Les trop nombreuses plaintes contre la corruption des juges que l’on entend aujourd’hui au Burundi sont en parties fondées sur la méfiance à l’égard d’un corps de juges qui, à la lumière des textes de loi et de la pratique, n’a pas de véritable contre-pouvoir. Dans les pays où il existe, un jury surveille et contrôle en quelque sorte le travail des juges.
« Parmi les écueils à éviter », disait Nicolas BERGASSE dans un discours à la jeune assemblée nationale française en 1791, une trop grande latitude laissée aux « préventions du juge, à ses affections particulières, à ses préjugés, aux intrigues des hommes de mauvaise foi, à l'influence des protections, aux délations sourdes, à toutes les passions viles qui ne se meuvent que dans l'ombre et qui n'ont besoin que d'être aperçues pour cesser d'être dangereuses ». C'est pourquoi cet ancien avocat qui connaissait bien les juges de l’Ancien régime de France, lance cette belle formule : « Couvrez le juge des regards du peuple ! » .


c.    Le jury accorde au juge professionnel son vrai rôle


Lorsque le jury populaire fut introduit en France sous la révolution en 1791, la loi instituait un tribunal composé de citoyens qui statuaient sur la culpabilité et de juges qui, en cas de verdict de culpabilité rendu par ces citoyens, prononçaient la peine . L’argument le plus fort des adeptes du juge professionnel est que de simples citoyens sans culture juridique ne peuvent pas interpréter la loi qu’ils ne connaissent pas. Le même raisonnement pourrait s’appliquer au juge professionnel qui, n’étant ni élu ni choisi pour son intégrité, ne peut prétendre qu’à une légitimité dérivée . Où donc pourrait-il puiser la confiance requise pour interpréter avec intégrité les lois et les coutumes de sa patrie ?
La plupart des pays ayant le jury dans leurs systèmes judiciaires ont combiné les deux pour faire un système qui à la fois inspire confiance et possède cette culture juridique nécessaire au bon déroulement des affaires judicaires. Aux Etats-Unis par exemple, il y a d’une part un jury composé de simples citoyens dont les parties peuvent récuser les membres à leur guise qui a le rôle de statuer sur les faits et prononcer qui a tort et qui a raison et d’autre part un juge professionnel qui applique la loi en fonction du verdict . Le système américain fait donc bien la part des choses en confinant le simple fonctionnaire qu’est le juge dans son rôle de connaisseur de la loi et de simples citoyens tirés au hasard dans le rôle de statuer sur les faits.

d.    Le jury, une forme moderne du Bushingantahe perdu

Il est plutôt osé d’affirmer qu’il y aurait une quelconque analogie entre l’ancienne institution burundaise des Bashingantahe et le système du jury comme un corps temporaire choisi pour se prononcer sur des affaires en justice. Mais à y regarder de plus près, on remarque que les principes fondateurs sont les mêmes : influencer un jury est autant plus difficile qu’il l’était des Bashingantahe, les membres d’un jury n’étant pas connus d’avance et les Bashingantahe étant des membres de leurs communautés à part entière, choisis et respectés pour leur intégrité et constamment sous la menace d’être destitués en cas de mauvaise conduite.

Par contraste, les juges burundais étant nommés par les autorités politiques qui ne les connaissent même pas personnellement, ils sont en quelque sorte en déconnexion par rapport à leur communauté et croient peut-être au fond d’eux-mêmes n’avoir de comptes à rendre à personne. La présomption d’intégrité à leur égard est donc mal placée et risque de n’apporter que désillusion, puisque le mal est dans le remède même.

En plaçant un jury aux côtés de chaque juge, le Burundi reviendrait en quelque sorte à son ancienne institution et préviendrait les ingérences dans les décisions de justice soit-il par la corruption, l’intimidation ou les passions personnelles.

CONCLUSION

Le Burundi a hérité de son passé colonial d’un système judiciaire propice à la corruption. Il est curieux qu’on ne remette jamais en question un système qui manque les filtres et les contrôles nécessaires pour la justice et l’équité.

Les principaux facteurs qui portent le juge burundais à la corruption sont les larges pouvoirs d’interprétation des lois qu’il a, le manque de mécanismes de contrôle de redevabilité ainsi que la facilité liée au faible coût requis pour corrompre quelques fonctionnaires notamment lorsque les enjeux de l’affaire sont importants.

L’introduction d’un jury dans le système judiciaire burundais permettrait de résoudre la plupart de ces problèmes. Le rôle d’un juge consisterait à conduire la procédure, à instruire les jurés sur les éléments de l’affaire, à se prononcer sur l’admissibilité et la légalité des preuves et à appliquer la loi en fonction du verdict rendu par les jurés. Ainsi, il est beaucoup plus difficile de corrompre des personnes qu’on ne connait pas d’avance et qui sont nombreuses (le jury aux Etats-Unis par exemple est fait de douze personnes), ces personnes présentent des vues différentes puisqu’elles sont tirées au hasard et surtout, ces personnes qui sont des citoyens ordinaires seront beaucoup plus portés à être justes envers les parties puisqu’elles ont les yeux de la société sur elles et qu’elles seront elles aussi éventuellement jugées. Enfin, non seulement les juges seront rendus moins nocifs par la diminution de leurs pouvoirs, mais encore ils auraient des témoins méfiants dans leurs salles d’audience qui les obligeraient à être intègres même malgré eux.

Written by: Blaise Nduwimana
Published at: Sat, Jan 27, 2024 7:07 PM
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